Voici une nouvelle écrite pour un concours. Le thème était ” Ça fait deux heures qu’il l’attend”.

1,2,3. Une pelle de ciment, deux pelles de sable, trois pelles de caillasse. Edith sourit. 

Finalement, la maçonnerie, ça n’est pas plus compliqué que la pâtisserie. Un peu plus physique, mais ça donne des avantages non négligeables. Manger des gâteaux fait grossir, fabriquer du béton muscle, et ça vide autant la tête. 

1,2,3. On dirait presque une recette de quatre-quarts. Vraiment, c’est bien dommage d’avoir attendu autant d’années pour s’y mettre. Les avant-bras souffrent un peu, comme lorsqu’elle utilisait le fouet manuel au lieu de son thermomix qui réfléchit presque à sa place. Mais ça libère. 

Une pelle de ciment, deux pelles de sable, trois pelles de cailloux. Arroser régulièrement, comme le rôti. Laisser tourner. Vider dans la brouette. Même pas besoin de beurrer le moule. Facile. 

Il faut juste qu’elle se dépêche. Ça fait deux heures qu’il l’attend. Elle imagine Bertrand la regarder, et se joue mentalement la scène : 

« Mais que fais-tu là ? Tu es folle ma pauvre Edith, laisse la bétonnière aux hommes, et retourne dans ton antre ! » 

L’antre, c’est sa cuisine. Son sanctuaire, sa salle de repos, la pièce dans laquelle elle est le seul maître à bord. C’est là qu’elle écoute RTL à partir de 6h55 pour l’horoscope du jour qu’elle croit volontiers si une bonne journée est annoncée. « Gémeaux, vous allez recevoir une grande nouvelle… » … elle dresse l’oreille, guette le facteur, espère que son téléphone va sonner… C’est encore là qu’elle déjeune seule, suivant avec attention les drôleries de Stéphane Bern et de son invité du jour. Sa cuisine, elle en sort à regret à 19h15, lorsque Bertrand gare sa citroën dans l’allée du pavillon. 

Bertrand… oh ça oui qu’il serait drôlement étonné de la voir en cet instant, suant à grosse gouttes dans sa petite robe fleurie, enfournant le sable comme elle le fait d’habitude avec la farine. Une sacrée surprise qu’elle lui fait là. Elle se demande s’il serait fier ou bougon. 

Furieux, sûrement, à bien y réfléchir. Le jardin, c’est son domaine à lui. C’est lui qui a pensé les travaux, loué une bétonnière, creusé la terre pour commencer à monter son abri de jardin. Lui, lui, lui. Son caractère ne s’est pas bonifié avec les années, au Bertrand. Le stress du boulot, la pression des responsabilités professionnelles ont eu raison de son humeur joviale. Il lui dit souvent qu’elle ne peut pas comprendre… tout ça, elle ne sait pas ce que c’est, cette brave Edith. Mère au foyer, ça n’est pas un métier. Elle n’a jamais eu besoin d’être ferme comme on doit l’être contre les jeunes requins aux dents qui rayent le parquet. Edith, elle n’a jamais eu qu’à gérer les repas et le linge.

Longtemps, Edith a opiné du chef devant les réflexions machistes de Bertrand. Longtemps, elle a compati, pleine d’empathie.  Heureusement qu’il était là, son mari, pour ramener l’argent du foyer. Heureusement qu’il était là pour râler un bon coup quand elle se laissait aller à rire en écoutant les grosses têtes au lieu de dépoussiérer les meubles ou de cirer les chaussures. Elle n’a pas eu de carrière, n’at eu qu’à s’occuper de la maisonnée et des enfants, avant qu’ils ne partent vivre au Canada pour l’ainé et au Japon pour la cadette. 

Elle s’est avachie sous le poids de l’ennui, alors même que Bertrand, lui, grimpait les échelons de sa société, jouait au golf avec ses collègues, partait en déplacement plusieurs jours d’affilée. Il avait sûrement eu son lot de maîtresses, et d’expériences en tous genres. Elle en était persuadée, elle avait décrypté les codes lancés par Brigitte Lahaie sur RMC. A dire vrai, elle s’en fichait.  

Elle s’en foutait complètement, même, tant qu’elle pouvait vivre sa vie par procuration devant son petit poste de radio. On dirait une chanson de Goldman. Pathétique, sourit Edith. Mais si vrai. On se fait à tout dans la vie, même quand on ne la vit pas vraiment. Elle s’était faite à sa solitude, aux plannings des programmes radio. Elle vivait de plus en plus difficilement les week-ends avec son bougon de mari, elle attendait avec envie le retour du lundi. Edith s’était toujours dit qu’il y resterait jusqu’à la mort, dans son bureau, qu’il faudrait emmener le cercueil dans la société pour le récupérer. Elle s’était non seulement faite à cette idée, mais cela lui convenait. Horoscope, ménage, Grosses têtes, Stéphane Bern… seule. Bien évidemment, ça faisait 15 ans qu’elle s’ennuyait à mourir. Mais elle s’était accommodée de sa routine tranquille. 

Une fin de vie entière avec Bertrand qui s’époumonait comme le chef qu’il n’était plus, non, franchement, ça n’aurait pas été possible. 

Une pelle de ciment, deux pelles de sable, trois pelles de caillasse. Bientôt, Bertrand disparaitra entièrement sous le béton de son premier projet de retraite. 

Il faut qu’elle se dépêche. Elle entend Stéphane Bern à la radio.

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